Lettre ouverte au nouveau ministre de l’Éducation du Québec, Jean-Marc Fournier
28 février 2005
Le texte qui suit a été publié le lundi 28
février, en page A15 du journal Le Soleil de Québec.
Après une année à tergiverser sur le sort des cégeps, votre
prédécesseur au ministère de l’Éducation, Pierre Reid, a finalement
livré le 17 janvier dernier ses orientations concernant l’avenir du
réseau collégial.
Plusieurs ont pu pousser un soupir de soulagement et croire, après
une première lecture de ces orientations, que le pire avait été
évité. Malheureusement, les changements envisagés entraîneraient
dans les faits, à moyen terme, un bouleversement majeur du réseau
actuel des cégeps: la perte de la valeur nationale du diplôme,
l’introduction d’incitatifs à quitter plus rapidement les parcours
de formation, une déqualification importante de cette dernière dans
certains secteurs et l’intensification d’une concurrence qui n’a
pas sa place en éducation. Finalement, cet ensemble de mesures
constituerait une menace supplémentaire pour les cégeps de région
qui, déjà, connaissent de graves difficultés.
Au cur des changements envisagés se trouve
la possibilité qu’auraient les collèges d’élaborer leurs propres
programmes. Cette seule différence est lourde de conséquences.
Plusieurs intervenants ont fait valoir avec force, au cours du
débat sur l’avenir des cégeps, la nécessité de garantir
l’accessibilité sur tout le territoire québécois à des formations
génériques de qualité équivalente, sanctionnées par un diplôme
national. Clairement, ceci ne peut se traduire que par des
programmes nationaux, et non par des programmes locaux assujettis à
un ensemble de normes plus ou moins lâches. Assisterons-nous à un
assujettissement de formations collégiales à des demandes
spécifiques d’entreprises particulières, comme c’est le cas de
l’élaboration d’un programme de formation exclusive aux besoins de
Ubisoft? Avec ce qui est actuellement sur la table, un diplôme
collégial n’aurait plus de national que le nom!
Incitation à tronquer les formations
Parce que les entreprises manquent de techniciennes et de
techniciens qualifiés, on envisage d’établir des sanctions
intermédiaires qui permettraient de quitter le cégep après une ou
deux années de formation. Or, une formation initiale solide et
complète est la seule garantie, pour les futurs travailleuses et
travailleurs, de disposer d’un minimum d’autonomie vis-à-vis d’un
marché du travail en mutation constante. Il est facile de
comprendre que d’envisager un retour aux études est beaucoup plus
difficile quand on a commencé à travailler et qu’on s’est créé des
obligations financières. Que fera-t-on avec des techniciennes et
des techniciens formés à moitié et dont les compétences seront
rapidement obsolètes? Est-il justifiable d’utiliser l’appât de
l’emploi pour inciter les jeunes à choisir des formations
tronquées?
Une logique marchande
Avec des programmes locaux, dont chaque collège voudra «vendre» à
la «clientèle» la qualité présumée, avec des sanctions
intermédiaires qui permettront de répondre plus rapidement à la
demande de main-d’uvre, on introduit dans l’éducation collégiale
une logique marchande qui n’y a pas sa place. L’assujettissement
des programmes de formation aux besoins immédiats de l’entreprise
ne sert ni les étudiantes ni les étudiants!
D’autres éléments envisagés dans les orientations ministérielles
viendraient renforcer ce virage. La possibilité pour les collèges
de déterminer les conditions d’admission, par exemple, va exacerber
la concurrence: les collèges cotés pourront les maintenir hautes,
les collèges moins populaires seront incités à les abaisser pour
maintenir leurs effectifs. On se dirige tout droit vers des
formations différenciées d’un cégep à l’autre.
Ces modifications auraient un effet dévastateur sur plusieurs
petits cégeps situés en région, aux prises avec de sérieux
problèmes de sous-financement. Comment ces cégeps pourraient-ils
financer de nouveaux programmes? Comment pourront-ils conserver
leurs étudiantes et étudiants si les programmes «offerts en ville»
sont plus génériques et mieux cotés que ceux qui sont accessibles
chez eux?
S’il est un domaine où l’on doit impérativement résister à la
logique du court terme, au «jetable» et au «juste à temps», c’est
en éducation. Nous osons espérer, monsieur le ministre, que vous
permettrez au réseau collégial d’y échapper.
Signataires:
Julie Bouchard, Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ),
Ronald Cameron, Fédération nationale des enseignantes et des
enseignants du Québec (FNEEQ-CSN), Alain Dion, Fédération autonome
collégiale (FAC), Réginald Sorel, Fédération des enseignantes et
enseignants de cégeps (FEC-CSQ), Marjolaine Côté, Fédération des
employées et employées du secteur public (FEESP-CSN), Marie Racine,
Fédération du personnel de soutien de l’enseignement supérieur
(FPSES-CSQ), Ginette Bussières, Syndicat canadien de la fonction
publique (SCFP-FTQ), Robert Tardif, Fédération du personnel
professionnel des collèges (FPPC-CSQ), Michel Chagnon, Syndicat de
professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec
(SPGQ), Nicole Landry, Fédération des associations de parents des
cégeps du Québec (FAP).